vendredi 15 avril 2011

12 ans après son adoption, la loi suédoise sur la prostitution fait encore débat

12 ans après son adoption, la loi suédoise sur la prostitution fait encore débat  
14 Avril 2011 par Martin Untersinger (1)

Mardi, la mission parlementaire sur la prostitution en France a rendu son rapport. Elle propose de punir les clients des prostituées de 6 mois de prison et 3 000 euros d'amende, à l'instar de ce qui se fait déjà... en Suède.
Ainsi, depuis deux jours, les médias n'ont de cesse de rappeler le précédent suédois, sans pour autant s'interroger sur le succès ou l'échec de cette mesure.

Une loi sans précédent

Le 1er janvier 1999, « acheter un service sexuel » devenait illégal en Suède. À l'initiative du gouvernement social-démocrate (gauche), le pays devenait le premier du monde à punir les clients des prostituées, qui pouvaient dès lors être passibles de 6 mois de prison. Un message très clair, dans un contexte d'augmentation du nombre de prostituées, même si trois rapports avaient, pendant les années 90, souligné que la prostitution était un phénomène moins répandu en Suède que dans les pays voisins.
Cette loi prenait à rebours la tendance européenne et mondiale qui allait alors vers davantage de libéralisation. Pas si surprenant, si on jette un coup d'œil à l'histoire. Birger Jarl, fondateur de Stockholm, était sans doute le premier féministe de l'histoire, en incluant dès le XIIIe siècle dans ses quatre « lois de paix », les premières lois écrites du pays et fondements de l'État suédois, un texte protégeant les femmes contre les violences et les viols. Beaucoup y ont vu une filiation.

En faisant le choix de criminaliser uniquement l'achat de services sexuels, la Suède a fait les choux gras de la presse européenne. « De l'amour à vendre qu'on ne peut plus acheter », titrait ainsi le Spiegel à l'époque. En effet, l'activité des prostituées était – et est toujours – tout à fait légale en Suède. Mieux, elles peuvent, dans certains cas et sans donner les noms de leurs clients, déclarer leurs revenus, bénéficier de leur retraite et obtenir des congés parentaux !

Une opinion pas si unanime

Si, dans les années qui suivirent, les rapports, études et autres sondages se sont multipliés, et que la Norvège et l'Islande ont emboîté le pas en 2009, le consensus ne règne pas tout à fait quant à l'efficacité réelle de la « sexköplagen » (loi sur l'achat de services sexuels).

Très peu de suédois sont tombés dans l'escarcelle de cette loi. L'année dernière, la radio nationale suédoise révélait qu'ils avaient été seulement 640 en douze ans, et que la plupart s'en étaient tirés avec une simple amende. Un « laxisme » que le gouvernement actuel est bien décidé à combattre. Ce dernier a donc fait en début d'année une proposition de loi visant à durcir les sanctions, en faisant passer la peine de prison de six mois à un an.

Trois ans après l'entrée en vigueur de la loi, le grand quotidien Aftonbladet publiait un sondage dans lequel 8 suédois sur 10 disaient vouloir conserver cette loi en l'état. Pourtant, de nombreuses voix se sont depuis fait entendre, tantôt pointant ses nombreux défauts, tantôt appelant carrément à son abrogation.

À l'exception de Camilla Lindberg, députée du parti libéral, qui s'est prononcée l'année dernière pour la libéralisation de la prostitution afin que les travailleuses du sexe puissent profiter plus facilement de la sécurité sociale, la classe politique conserve une belle unanimité.

C'est dans les blogs, les tribunes des journaux ou les prises de position des associations – notamment de prostituées – que les opinions sont les plus dissonantes. Les arguments sont les mêmes que ceux qui avaient été avancés contre la loi : cette dernière ne ferait que dissimuler la prostitution, qui deviendrait donc d'autant plus incontrôlable et dangereuse pour les femmes et hommes qui s'y adonnent, elle rendrait l'accès des travailleurs sociaux aux prostituées plus difficile, et complexifierait la chasse aux proxénètes en faisant taire les clients. Ces critiques se font aujourd'hui entendre à l'identique, en France cette fois.

Si les différents rapports (2007, 2010) soulignent unanimement la baisse drastique de la prostitution dans le pays, nombreux sont ceux qui considèrent que cette dernière n'a fait que quitter les rues suédoises pour se réfugier ailleurs : sur Internet, dans les hôtels peu regardants, dans les salons de massage ou plus loin encore.

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Des études du Socialstyrelsen (Agence Nationale de Santé) sont venues à plusieurs reprises pendant les années 2000 confirmer cette intuition. Selon l'agence, le nombre de prostituées dans le pays aurait augmenté depuis l'adoption de la loi. Une des explications résiderait dans le fait que les prostituées et leurs clients se rencontreraient désormais à l'écart du centre des agglomérations, là où les risques de se faire surprendre sont moindres. Ceci s'accompagnerait d'un déplacement de la prostitution vers les pays frontaliers (Norvège jusqu'en 2009 mais surtout Danemark) et d'une augmentation de la violence. L' « industrie », loin d'avoir disparue, se serait adaptée. 

Une efficacité difficile à mesurer

Un très long rapport d'évaluation de la loi (extraits en anglais) a été publié l'été dernier par le gouvernement et montre, quant à lui, un très net recul de la prostitution en Suède.

Mais ce rapport a été beaucoup critiqué, tant sur la forme que sur le fond, notamment pour son manque de rigueur scientifique. Une tribune de juillet 2010 dans le Svenska Dagbladet, co-écrite par Laura Augustin, experte suédoise du trafic de femmes et de la prostitution, tirait ainsi à boulets rouges sur ce rapport, l'accusant de fourmiller d'erreurs statistiques et mathématiques et de ne se concentrer que sur la prostitution « de rue », alors que la loi aurait déplacé la prostitution ailleurs. D'autres articles et d'autres tribunes très critiques de ce rapport ont alors ont fleuri un peu partout dans les quotidiens et les blogs du pays.

La loi de 1999 continue d'alimenter la polémique. Le mois dernier, le Svenska Dagbladet récidivait et publiait une tribune cosignée notamment par Gudrun Schyman, figure de proue des féministes, qui s'intitulait « Les prostituées sont des victimes » et appelait le Parlement suédois à donner à ces dernières un statut en tant que telles. Cette tribune a relancé le débat dans des proportions jamais vues, et tous les grands quotidiens nationaux et régionaux se sont fendus de leur propre tribune dénonçant ou défendant la loi, accompagnées parfois de papiers d'analyse et de reportages sur le terrain.

La question du statut de victime des prostituées était déjà au centre des débats de la loi de 1999, et forme un trait culturel persistant qui irrigue les débats sur l'égalité des sexes en Suède. « Des femmes majeures seraient donc infantilisées ? » se demandait Magnus Falkehed en comparant le protectionnisme de la loi de 1999 à celle de 1979 (1), interdisant aux parents de lever la main sur leurs enfants. « Les Suédois répondraient par l'affirmative. Car ils n'en démordent pas : la prostitution volontaire n'existe pas ».

Aujourd'hui, le consensus semble plutôt tendre vers un constat : il est impossible de mesurer précisément l'efficacité de cette loi. D'une part parce que les prostituées ne se confient pas, que les clients, devenus criminels, se font d'autant plus discrets, que des statistiques fiables à l'échelle du pays sont très délicates à collecter, que le nombre de prostituées venues illégalement d'Europe de l'Est, du Nigéria ou de Thaïlande a explosé ces dernières années et que la prostitution a déserté la rue pour se réfugier dans des endroits plus discrets, à l'abri du regard de la loi.

On ne résout pas les problèmes liés à la prostitution d'une simple loi. Mais cette dernière aura au moins rendu la prostitution invisible. N'était-ce pas le but recherché ?

Martin Untersinger
(un grand merci pour la disponibilité de cet article, d'ailleurs excellent et très concis)

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(1) Correspondant en France pour plusieurs journaux suédois et auteur du « Modèle Suédois, ce qui attend les Français » (2003, Petite Bibliothèque Payot).

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