Edition : Les invités de Mediapart
La part des spéculateurs sur les marchés alimentaires explique en partie la hausse continue des prix depuis l'été 2010. Les produits alimentaires sont devenus des actifs financiers comme les autres. Par Aurélie Trouvé, co-présidente d'Attac France.
On se souvient en 2008 des images des «émeutes de la faim». Depuis, plus rien ou presque sur nos écrans, même si le nombre de sous-nutris a bondi et dépassé le milliard. Surtout, les causes de la flambée des prix n'ont en rien été supprimées. Il n'est donc pas étonnant que le monde connaisse de nouveau le même phénomène, avec une hausse continue des prix des produits alimentaires depuis l'été dernier et un indice des prix désormais plus élevé qu'en 2008. Comme vient de l'exprimer le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l'alimentation, Olivier de Schutter, nous vivons le début d'une crise alimentaire similaire à celle de 2008.
Difficile de ne pas pointer tout d'abord la responsabilité majeure des Etats-Unis et de l'Union européenne dans la baisse des stocks céréaliers mondiaux, et ainsi dans la tendance à la hausse des prix. Difficile également de ne pas souligner le rôle des agrocarburants, qui ont détourné plus du tiers de la production de maïs des Etats-Unis l'année dernière. Les terres qui y sont consacrées sont autant de terres disponibles en moins pour le soja ou le blé, ce qui explique la hausse corrélative des cours mondiaux, directement liés aux prix américains.
Mais encore plus que la flambée des prix alimentaires, c'est leur volatilité qui pose problème. Ces marchés ne répondent pas aux hypothèses strictes de l'économie néo-classique standard. Demande rigide, variation aléatoire et difficulté d'ajustement de l'offre, anticipations fausses des producteurs... pour de multiples raisons, les prix varient de façon extrême et chaotique. C'est pourquoi, historiquement, quasiment tous les grands pays ont fortement régulé leurs prix intérieurs pour les stabiliser. Mais c'était sans compter sur l'orthodoxie néo-libérale, qui a poussé depuis plusieurs dizaines d'années, sous l'égide de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et du GATT (relayé par l'Organisation mondiale du commerce - OMC - en 1995), à démanteler les outils de régulation des prix alimentaires, dans les pays du Nord comme du Sud. Désormais, leurs prix s'alignent sur les cours mondiaux.
En particulier, les pays pauvres, soumis aux plans d'ajustement structurel pour rembourser leur dette, se sont lancés dans la dérégulation de leurs marchés. Confrontés au dumping des pays riches et à la concurrence des agricultures étrangères, engagés dans une spécialisation de leur agriculture pour exporter, ils ont vu leur agriculture vivrière décliner. Une très grande majorité est devenue importatrice nette de produits alimentaires, donc dépendante des cours mondiaux. Quand ceux-ci flambent, c'est un drame pour les populations pauvres urbaines, dont une grande partie du revenu va à l'alimentation. Et quand ils chutent, c'est un drame pour les paysans.
Or, ces cours mondiaux suivent une course folle qui n'est pas prête de s'arrêter. Elle est alimentée par des spéculations de plus en plus massives sur les marchés à terme de produits agricoles. Créés il y a longtemps pour assurer aux vendeurs un prix à l'avance en fonction des «fondamentaux de marché», c'est-à-dire des anticipations de l'offre et de la demande physiques, ces marchés se sont emballés depuis le début des années 2000. Dérégulés notamment par le US Commodity Futures Modernization Act, ils sont devenus un refuge pour les hedge funds, fonds indexés et autres nouveaux spéculateurs, suite aux crises financières et à l'effondrement des autres actifs.
De ce fait, la part des spéculateurs par rapport aux acteurs commerciaux (c'est-à-dire qui échangent réellement des biens agricoles) a explosé. Les produits alimentaires deviennent ainsi des actifs financiers comme les autres, dans une stratégie de rentabilité maximale des portefeuilles des investisseurs. En particulier, les fonds indexés, tel le GSCI de Goldman Sachs, regroupant des actifs très divers dont une petite partie seulement concerne les marchés agricoles, imposent de plus en plus à ces derniers leur propre logique. Une logique qui n'a rien à voir avec les fameux «fondamentaux de marché». C'est ainsi que, comme sur bien d'autres marchés financiers, les marchés à terme agricoles ont été en proie en 2008 à un afflux massif de nouveaux fonds et à une bulle spéculative, nourrissant la flambée des prix alimentaires avec les conséquences dramatiques que l'on connaît.
D'autres causes de la flambée soudaine des prix ont été évoquées, le FMI soulignant par exemple la croissance de la demande alimentaire dans les pays émergents, mais qui sont vite démontées dès lors qu'on les confronte aux indicateurs mondiaux. Au fond, c'est bien la dérégulation des marchés qui est en cause, qui amplifie à l'extrême toute variation de l'offre ou de la demande sur les marchés. On pourrait donc se réjouir de l'annonce faite par la présidence française du G20 de s'attaquer (enfin !) à la volatilité des prix de matières premières. Mais ce serait vite oublier que le G20, dans les conclusions de ses derniers sommets, a appelé à entériner le cycle actuel de négociations de l'OMC, donc à poursuivre la dérégulation des marchés agricoles. Et que depuis la crise économique de 2008, il n'a proposé aucun outil pour contrôler réellement les marchés financiers. C'est pourquoi il n'est guère étonnant que ce grand chantier de la présidence du G20 se résume à de petites ambitions, qui ne viendront pas faire trembler l'industrie financière : accroître la transparence sur les marchés, améliorer le dialogue entre producteurs et consommateurs, étudier les produits dérivés et leurs mécanismes...
Nous sommes bien loin des réformes profondes nécessaires et d'un «désarmement» des marchés à terme agricoles, avec par exemple leur suspension en période de turbulence, la restriction des positions de chaque agent, la suppression des marchés de gré à gré, beaucoup trop opaques... Bien loin également d'une résolution en amont de la volatilité des prix, avec une régulation des prix et des stocks alimentaires dans les pays et les grandes régions, qui pourraient à nouveau définir leurs politiques agricoles en fonction de leurs propres besoins. L'application de ce «droit à la souveraineté alimentaire», que portent de nombreux mouvements paysans, s'oppose à l'orthodoxie actuelle de l'OMC et des accords bilatéraux de libre-échange qui se multiplient dans le monde. Elle est néanmoins indispensable pour permettre aux territoires de s'orienter à nouveau vers l'agriculture vivrière et l'autonomie alimentaire... et d'échapper au diktat des cours mondiaux.
in http://www.mediapart.fr
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