Entretien avec Pierre Manent
«La France est sous sédatif»
Par Aude Lancelin
Pierre Manent est l'un des penseurs les plus respectés du libéralisme politique. Avec Aude Lancelin, il évoque ici le capitalisme mondialisé, la situation de la gauche et les musulmans d'Europe
Ancien proche de Raymond Aron, cofondateur de la revue «Commentaire» et pilier de l’École des Hautes Études, Pierre Manent est l'un des plus discrets intellectuels français. Auteur de nombreux essais magistraux sur le libéralisme politique, c'est pourtant l'un des plus influents qui soient. Après cinq ans d'absence, il revient avec une ample réflexion sur l'Occident intitulée «les Métamorphoses de la cité». Issu de la mouvance anti totalitaire - concept qui a perdu son «urgence politique» écrit-il, pour devenir une «question historique» -, le philosophe de 61 ans se retourne aussi pour la première fois sur son parcours dans un dialogue lumineux mené par Bénédicte Delorme-Montini. L'occasion d'évoquer ses maîtres, Rousseau, Leo Strauss ou Allan Bloom, et d'exprimer sa fascination de toujours pour le politique.
Pierre Manent. - Bien sûr, il y a des passions politiques en France, et il est certain que le président de la République actuel en suscite beaucoup. En même temps, je suis frappé par le fait que celles-ci se formulent dans un langage entièrement routinier. Nous ne parvenons toujours pas à échapper à l'attraction des figures de la Résistance ou de la Révolution. Quelqu'un comme Jean-Luc Mélenchon donne à cet égard l'impression de jouer dans un film d'époque : comme si la répétition incantatoire des formules traditionnelles de l'esprit insurrectionnel français allait faire lever une action inédite.
Cela dit, je comprends très bien la colère présente, je trouve que le peuple a été terriblement méprisé de toutes les façons et par tous les partis dans la dernière période. Mais ce qui me sidère, c'est l'incapacité de toutes ces paroles à ouvrir une histoire inédite. Leur seul horizon, c'est la conservation maximale de ce que nous a laissé l'Etat-providence construit après la guerre. Dans les années 1960-1970, mes camarades voulaient le bouleversement de cette société. Maintenant, ce qu'on réclame dans le même langage véhément, c'est la préservation maximale de cette société. Quand le seul visage de l'avenir, c'est la crispation sur ce qui est, il y a un problème.
N. O. - N'êtes-vous pas frappé aussi par la difficulté que semble avoir la gauche à tirer un bénéfice politique de la crise que traverse le capitalisme financier?
P. Manent. - Si, c'est même très impressionnant. Le socialisme pendant ses beaux jours, qui avaient leur revers nocturne comme on sait, avait au moins l'ambition de comprendre le capitalisme mieux que les capitalistes et ne se laissait pas intimider par le mouvement des choses. Aujourd'hui, on a le sentiment que la gauche se sent incapable de chevaucher le tigre. Pourquoi? La mondialisation a tout changé. L'articulation du réel pour la conscience socialiste, c'était la rencontre des prolétaires et du patron dans l'usine, où celui-ci extorquait la plus-value. Eh bien, aujourd'hui, ce lieu de l'alchimie capitaliste qui fascinait tellement Marx a disparu d'Europe.
Le site de la lutte des classes a quitté nos rivages pour les immenses usines chinoises de la côte sud, et cela modifie radicalement les conditions du combat. Même l'extrême-gauche ne s'en prend plus vraiment au «patronat». On dénonce plutôt «l'argent», le «président des riches», le «système néolibéral». La gauche ne sait plus sur quoi arc-bouter sa protestation, car l'enjeu de la bataille se déroule désormais entre un processus mondial et un «nous» qui tend spontanément à être défini comme national plutôt que social. Alors que la crise fait rage, ce sont donc les droites nationales qui, dans les différents pays d'Europe, se trouvent en situation de ramasser la mise.
N. O. - Vous écrivez dans «les Métamorphoses de la cité» que nous autres, sujets contemporains, sommes désormais soumis à deux injonctions contradictoires : être compétitifs et être compatissants Pouvez-vous préciser la nature de ce double impératif paralysant?
P. Manent. - En dépit de toutes les déclarations selon lesquelles les prolétaires n'ont pas de patrie, les luttes sociales se déroulaient principalement dans le cadre national. Aujourd'hui, les sociétés sont exposées à un déchirement non circonscrit, avec effacement des lieux de la synthèse sociale : la nation et la classe. Chacun d'entre nous est ouvert à deux illimités en tension qui ont chacun l'autorité irrésistible de l'universel. On nous somme à la fois de tendre vers une égalité éperdue et vers une inégalité illimitée. C'est en effet dans le cadre d'un marché mondial que chacun est invité à être performant et, au même moment, nous sommes soumis à l'injonction d'élargir notre compassion aux dimensions du monde.
Or, d'une part, c'est un défi dépourvu de sens de l'emporter dans une concurrence étendue aux dimensions d'un monde aussi hétérogène d'où l'absurdité des classements internationaux. D'autre part, comment répondre à cette misère du monde qui vient à tout moment nous visiter? Cette double ouverture est trop grande pour être maîtrisée, mais nous ne pouvons dire simplement : tournons le dos au monde et reconstituons un «nous» fermé. D'où notre extrême perplexité.
N.O.- A vous lire, nous évoluons sur une glace de plus en plus fine. L'Etat-nation est profondément délégitimé, discrédité au profit d'un fantasme d'union de l'humanité qui sert selon vous de nouvelle religion aux Européens. Pourtant, aucune forme politique inédite n'est aujourd'hui capable de prendre le relais. Sommes-nous dans une impasse complète?
P. Manent. - La situation est très difficile, en effet, parce que la nation est profondément affaiblie et que l'entreprise européenne, conçue comme construction d'institutions supranationales, a touché ses limites. Le «souverainisme» ne saurait pourtant être la solution. J'y vois une attitude purement déclamatoire, qui consiste à siffler dans l'obscurité pour se donner du courage, comme si rien n'avait changé. Il est clair que ça ne mord pas sur le monde présent. Ce qui me paraît possible en revanche pour les nations européennes, c'est de tenter de redéfinir une action commune qui ne passerait plus par le renoncement à elles-mêmes. Mais pour cela, évidemment, il faudrait que nous acceptions de nous définir par rapport au reste du monde, que nous admettions que l'Occident, notion impopulaire s'il en est, a une vie propre à défendre.
Pendant des années, l'Europe a cru qu'elle pouvait se laisser glisser doucement vers une sorte de fusion dans une humanité qui aurait surmonté toutes les séparations. Eh bien, elle ne tardera plus à se réveiller. La question religieuse, notamment, que les Européens pensaient avoir évacuée, ne cesse de leur revenir par la confrontation avec des acteurs majeurs du monde présent, comme l'Islam ou Israël, pour qui le rapport de l'humanité à ce qui est plus grand qu'elle est une composante essentielle des situations politiques.
N. O. - Sans doute, mais la déchristianisation est extrêmement profonde en Europe... En quoi la confrontation à des ensembles théologico-politiques en pleine vitalité pourrait-elle changer cette donne?
P. Manent. - Il n'est pas vrai que le religieux puisse devenir une simple question privée, anecdotique. La proposition chrétienne garde toute sa place dans la conversation contemporaine, parce que les autres propositions, j'ose le dire, proposent une version de l'universel qui me semble moins convaincante. La peur du conflit a fait que toute réflexion sur le sujet est très mal vue. Nous sommes tenus de supposer que la présence de millions de musulmans parmi nous est sans conséquence politique ou spirituelle. Camus montre très bien, dans une de ses nouvelles sur l'Algérie, à quel point la condition coloniale aboutissait à ce que les deux communautés se croisaient là-bas sans se voir. Eh bien, au nom du respect de l'islam, on nous demande au fond de rééditer en Europe cette situation. Circulez, faites comme s'il ne se passait rien. Il s'agit pourtant de la plus énorme transformation de la substance européenne depuis des siècles.
N. O. - Chez les musulmans européens, on sait que la pratique religieuse décline elle aussi. La «mort de Dieu» ne concerne pas que les catholiques, et cela pourrait bien mettre tout le monde d'accord...
P. Manent. - Je n'en suis pas si sûr. L'Islam sort d'une très longue humiliation, et on peut comprendre que les musulmans découvrent avec satisfaction leur nombre, leur cohésion, leur force nouvelle. S'ils ont quelque désir de revanche, je ne vois pas qui pourrait le leur reprocher. Seulement voilà, nous autres, peuples européens, avons un sentiment décroissant de fierté collective, tout ce qui signale notre propre appartenance communautaire nous plonge même dans une sorte de malaise. L'Europe retrouvera une voix quand elle voudra bien reconnaître ce qui la distingue.
N. O. - Vous dites ici, dans «le Regard politique», que vous n'avez jamais été de gauche parce que vous préférez comprendre ce qui est plutôt que d'imaginer une société qui n'est pas. Dès lors que l'on soulève la question de la justice, ne se meut-on pas déjà dans l'idée d'un monde autre, et pourquoi pas meilleur?
P. Manent. - Le désir de justice est le ressort même de la vie collective depuis au moins la démocratie athénienne, vous avez parfaitement raison. Je ne disqualifie d'ailleurs pas a priori la disposition réformatrice ou même révolutionnaire comme fuite de la réalité. Mais il se trouve que, dans une situation donnée, tandis que certains voient d'emblée ce qui ne va pas, je m'intéresse plutôt à l'ordre qu'il y a dans le désordre apparent. Quand je vois une grande ville, je me dis toujours : mais c'est extraordinaire, tous ces gens trouvent à se nourrir chaque jour, circulent sans se marcher dessus, comment tout cela peut-il fonctionner? Montesquieu dit joliment : «Je n'ai point naturellement l'esprit désapprobateur.» Eh bien, je dirais que ma disposition à l'égard de la chose politique est plutôt d'étonnement et même d'admiration. Cela ne signifie pas que j'en appelle à une soumission à la force des choses. La preuve : j'invite chacun à échapper à la sidération induite par la nouvelle marche du monde.
Propos recueillis par Aude Lancelin
«Les Métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l'Occident»,
par Pierre Manent, Flammarion, 426 p., 23 euros ;
par Pierre Manent, Flammarion, 426 p., 23 euros ;
«Le Regard politique. Entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini»,
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